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Le projet artistique d’Augustin Rioux est passablement singulier en ce qu’il place son concepteur au centre d’une nébuleuse qui contient une foule d’éléments apparemment disparates, mais dont la cohabitation au sein du grand ensemble assure l’intégrité de sa structure. L’homme est un artiste polyvalent : photographe, auteur, metteur en scène et scénographe, son désir de création s’assouvit à travers des expositions, des lectures, des représentations théâtrales, des récitals, etc. Propositions d’œuvres avec orchestre symphonique, d’oratorio, d’opéra, Augustin Rioux a des projets à revendre et, comme on le voit, la musique tient une place de très grande importance dans son œuvre. Ses textes sont joués, dits ou même traduits en musique, instrumentale ou vocale, à travers des collaborations avec des compositeurs.

 

On connaît en musique des créateurs qui ont recueilli de larges extraits de leur catalogue pour en faire une œuvre globale, monumentale. Pensons à Karlheinz Stockhausen et à son cycle Licht, composé entre 1977 et 2003, qui comprend sept opéras (pour les sept jours de la semaine) conçus à partir de segments indépendants, assemblés à la suite ou superposés les uns aux autres. On peut aussi penser au Project/Object de Frank Zappa, basé sur une continuité conceptuelle remontant au début des années 1960 pour ne s’achever qu’avec la vie de son concepteur en 1993, et englobant toutes ses manifestations : compositions, prestations en concert, entrevues publiées ou diffusées, interprétations graphiques et cinématographiques, etc. Chez nous, cette approche s’incarne chez Walter Boudreau, dont le grand cycle tripartite Coffre, Incantations, Le Cercle gnostique se subdivise en séries d’œuvres, grandes ou petites, toutes basées sur la même mélodie de 16 notes provenant d’une œuvre antérieure.

 

La continuité conceptuelle d’Augustin Rioux s’incarne dans le personnage Émile Forest, évoluant dans l’œuvre polymorphe  Les fleurs de l’œil, qui contient toutes les autres et semble s’enfler tel un univers en expansion. L’artiste a une idée très claire du fonctionnement de cet univers, et il se fait fort d’en assurer la cohérence, même dans le cas d’œuvres conçues en collaboration avec d’autres créateurs, comme c’est le cas avec le programme double Chroniques de l’éphémère / Chants dérobés. « J’ai une réflexion à faire sur ce que le fragment implique de perte, explique-t-il; une perte contre laquelle le public se rebelle parfois, parce qu’il a l’impression qu’il lui manque quelque chose... Mais ce n’est, en fait, qu’un reflet de la vie, qui est une suite de pertes. » Le plaisir particulier de l’auteur est précisément dans cette invention d’une nouvelle forme d’art du fragment. Il acquiesce : « La rapport aux fragments reflète plus fidèlement celui que nous avons avec le monde, qui est un assemblage d’expériences disparates. Si l’univers dans lequel nous vivons nous semble cohérent, c’est que nous établissons intuitivement des liens entre toutes les choses qui nous atteignent. Nous croyons posséder une image complète, mais nous n’avons accès qu’à une infime partie du tableau. Que connaissons-nous de la ville, du pays, de la planète, de la galaxie que nous habitons? Peu de choses en réalité. Et pourtant cela ne nous empêche pas de fonctionner. Notre vie est constamment enrichie d’une multitude de choses uniques qui forment un "tout partiel". »

 

Chroniques et Chants

 

La suite pour violoncelle seul de Chroniques de l’éphémère et le cycle de lieder de Chants dérobés sont des fragments qui peuvent à la fois participer à l’œuvre interdisciplinaire d’Augustin Rioux et faire l’objet d’une présentation autonome en concert. Dans le cas des dix pièces pour violoncelle seul qui s’intègrent aux Chroniques de l’éphémère, le compositeur Alexandre David explique : « Je peux dire qu’elles sont variées d’une façon très équilibrée, comme les textes d’Augustin, certaines plus traditionnelles, d’autres plus éclatées, certaines plus lyriques et d’autres, enfin, plus hermétiques. Dans ma pratique artistique en général, je m’intéresse beaucoup à la réinterprétation musicale d’un élément non musical, que ce soit une autre œuvre, une autre discipline artistique, un phénomène social ou naturel observé, etc. Les différents angles que la musique peut dévoiler me fascinent. »

 

Augustin Rioux poursuit : « Alexandre est d’une génération très libre par rapport à celle de ses aînés, qui négociait avec une sorte de dogme musical. Il écrit dans des formes très variés sans trahir sa signature d’artiste. Pour Chroniques de l’éphémère, je lui ai proposé de s’imprégner librement des textes et des photographies, sans tenir compte des besoins scéniques, et puis de mettre en relation la musique avec les autres éléments du spectacle. Tout le contraire de la tâche de Francis Perron! Chaque projet suit sa propre logique : autant j’ai demandé à Alexandre de faire preuve d’une totale indépendance, autant j’ai accompagné Francis pas à pas sur un sentier extrêmement balisé. »

Le livret de Chants dérobés s’inscrit dans la filiation du lied allemand et autrichien du XIXe siècle (Schumann, Schubert, Mahler, etc.) qui propose des chants liés par un récit. Augustin Rioux explique : « L’œuvre se divise en deux cycles imbriqués : l’un dans lequel le personnage y exprime pleinement ses émotions; l’autre comprenant des "méditatifs" qui sont des moments musicaux où le personnage prend du recul par rapport à ce qu’il vit. Francis peut, de cette manière, mettre en valeur la magnifique voix de Daniel Cabena avec des passages plus lyriques et utiliser un vocabulaire musical résolument contemporain. » Il ajoute : « C’est un véritable travail d’équipe, celui d’un librettiste et d’un compositeur; comme il devrait l’être. Notre rapport de création contraste avec le fossé entre le théâtre et la musique que je constate souvent avec tristesse. Parfois, j’ai l’impression que le rapport au travail du librettiste n’a pas évolué depuis le XVIIIe siècle – quand Da Ponte ne reconnaît plus son livret après que Salieri l’ait mis en musique. »

La musique de Francis Perron est absolument déterminante dans la réussite du pari artistique risqué que fait Augustin Rioux avec Chants dérobés : « Dans le monologue de l’éditeur, le personnage pose la question de la création d’auteur versus la consommation de produit de divertissement. Je pense qu’on en est là, qu’on est à un carrefour. Si les gens ne prennent plus de risques pour entendre la voix d’auteurs qui s’expriment en marge de ce qui est convenu par le milieu artistique, ou à la mode, nous allons perdre le lien sacré avec la Beauté. L’éditeur de Chants dérobés expose les enjeux liés à cette perte potentielle. Mon intention est de donner un exemple concret de Beauté par les chants – la Beauté, pas comme quelque chose de beau, mais comme une expérience esthétique et sensorielle que seul l’art peut offrir. Avec tout ce que cela peut comporter de déroutant... »

FRAGMENTS D'IMAGINAIRE

Réjean Beaucage

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